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♫ Christopher Lennertz - A father’s dispair
Newport, an 2 de l’Uprising
« Cher Ienzo,
Je ne sais si tu liras ces lignes un jour, mais je garde espoir que tes pas te mènent à nouveau dans le coin à l’avenir… »
Soupir.
“...Même si je sais que rien ici ne te retient. De toute manière, Newport ne retient plus personne et, pourtant, nous y restons tous prisonniers. Par habitude, peut-être, ou par peur du changement, je n’en ai pas la moindre idée. La vérité... »
— Hey, bouge-toi ! T’as un client qui t’attend depuis des plombes ! aboie un homme autoritaire, depuis l’encadrement de la porte. Aucun doute, ma pause s’est un peu trop éternisée.
— Ça va, ça va, j’arrive ! je réplique, la voix éraillée par la fatigue.
Je doute que ma réponse lui soit parvenue. Nouveau soupir. Les jurons du patron du club se mêlent aux basses crachées depuis la scène, tandis qu’il rebrousse chemin. Toute à ma rédaction, je ne m’étais pas rendu compte que la boîte était déjà ouverte au public. Un semblant de calme reprend aussitôt possession de la loge lorsque la porte se referme, étouffant cet ignoble morceau d’électro entendu mille fois depuis mon arrivée ici, plusieurs mois auparavant. Je réalise soudain que je suis seule dans la pièce. Un tas de fringues, toutes plus affriolantes les unes que les autres, s’accumule sur les divans, mais les filles sont déjà entrées en scène. Je suis la dernière et ne les ai même pas entendues s’éloigner.
Je masse mes tempes douloureuses puis cale ma tête entre mes bras repliés. Tout, ici, me donne la nausée, de l’odeur de sueur aux murs rouges brique suintants de crasse. Les ténèbres de la loge sont à peine ravivées par les ampoules noircies des coiffeuses recouvertes de fatras. Pas d’air, pas de fenêtres dans ces sous-sols humides. La chaleur est écrasante : la clim est en panne depuis des mois et les finances de la boîte ne permettent — soi-disant — pas de la réparer. Je déteste cet endroit. Quiconque verrait cette pièce immonde ne s’y attarderait pas. C’est pourtant là que je me rends, nuit après nuit, parce que je dois bien gagner ma vie. Ce n’est pas tout à fait l’avenir que je m’étais imaginé, petite. J’ai toujours souhaité être journaliste, mais, à Newport, on ne laisse pas le temps aux enfants d’être innocents. Il faut grandir, vite, se débrouiller seul si l’on ne veut pas être avalé par cette immense métropole. Livrée à moi-même bien trop tôt, j’ai fait le nécessaire pour me trouver une place au milieu de ce remue-ménage et j’ai intégré l’Amnesia depuis si longtemps qu’il me semble avoir toujours fait partie des murs.
Adieu, les plans sur la comète : dans cette ville où les interdits surpassent les libertés, la seule chose que je pourrais encore faire pour réaliser mes rêves de gosse, maintenant, serait de soutirer des informations à mes clients et de les refiler aux rédacteurs de l’Underground, le quotidien clandestin. Un rictus étire mes lèvres à cette pensée : je ne suis même pas fichue de terminer une simple lettre… Elle est belle, la journaliste ! Ma mère ne l’avait certainement pas vu venir, ça, dans ses précieux tarots. Comment aurait-elle réagi si elle avait deviné que sa petite fille chérie deviendrait strip-teaseuse pour boucler les fins de mois difficiles ? Est-ce que ça l’aurait empêchée de partir sans un mot en me laissant sur le carreau ?
Je jette un dernier coup d’œil aux quelques lignes griffonnées d’une écriture de plus en plus tremblante — peut-être faudrait-il que j’arrête d’ingurgiter ces saloperies que les filles me refilent pour tenir, chaque soir. Je m’obstine à remplir ces pages vierges depuis des semaines, comme si cela suffisait à combler mes propres pensées avant de, finalement, tout déchirer et jeter l’ensemble dans une benne en quittant le club. J’ai recommencé cette lettre des centaines de fois, mais je ne l’ai jamais achevée. Si ça se trouve, ce n’est qu’une bouteille à la mer de plus, mais, résignée à mes habitudes, je poursuis :
“... La vérité, c’est que Newport n’est pas plus libre qu’avant. L’Uprising n’a été qu’un coup de pied dans la fourmilière, tandis que les fourmis, elles, se complaisaient dans leur routine. Parce que ça leur évitait de réfléchir à ce qu’auraient pu devenir leurs vies s’il en avait été autrement. »
Un nouveau morceau de musique prend le relais dans la salle, plus suave, plus sombre. Le son des guitares électriques envahit la piste et leurs notes mélancoliques se faufilent jusqu’à la loge. Les basses font trembler les murs et s’insinuent dans mon cœur. C’est le signal, celui où mes séduisantes consœurs et moi-même nous mêlons à la foule pour affoler les esprits et libérer les portefeuilles. Cette fois, il est vraiment temps d’y aller, ou le boss va me virer ; mais, certains soirs, je n’ai pas envie de rejoindre la piste, de vendre mon image, mes charmes et mes formes, ni de répéter inlassablement les mêmes gestes.
Un, deux, trois, enrouler sa jambe autour de la barre, basculer sa tête en arrière, se laisser glisser et virevolter jusqu’à s’en donner le tournis. « Hep ! On ne touche pas, coco. » Repérer le pigeon, aguicher celui qui acceptera de lâcher le plus de fric dans la soirée. « Cent billets si tu veux en voir plus. » Faire la fortune du club pour un salaire de misère, se dévoiler sans trop en montrer, jouer avec les limites et recommencer, encore et encore, jusqu’à la fermeture.
À regret, je capuchonne mon stylo, le pose par-dessus mon bloc-notes et dissimule le tout sous mon châle puis prends le chemin de la salle bruyante. On dirait que le club est bondé, ce soir, et ça ne me réjouit pas vraiment. Juste avant de sortir, un coup d’œil dans le miroir fixé à la porte battante dévoile ma silhouette svelte et trop légèrement vêtue. Ma peau pâlit de plus en plus ; je m’en suis rendu compte le jour où je suis retournée à l’appartement de Ienzo et, depuis, on dirait que je n’ai de cesse de me transformer en fantôme. Un peu de blush arrangera ça, comme toujours, mais, sans crier gare, le passé me heurte en pleine face et ça, c’est une chose plutôt difficile à maquiller. Cet immeuble, où j’ai erré tant de fois, n’existe même plus. Après l’Uprising, le nouveau gouvernement a détruit pas mal de bâtisses pour repartir sur des bases saines et mettre fin aux logements insalubres… Certainement aussi pour tourner le dos aux heures les plus sombres de Newport. L’ancien abri de mon ami n’y a pas échappé. Alors, tous les souvenirs que j’y avais accumulés des années durant ont disparu, enfouissant de petits morceaux de moi dans les décombres. J’y avais fait mes adieux à Ienzo, mais savoir ce bâtiment envolé à jamais me fait toujours un pincement au cœur lorsque j’y repense, parce que cela me donne la certitude qu’Ensaï et lui ne reviendront plus, et que c’est la raison pour laquelle ma missive demeure inachevée.
Allez, ma grande, ce n’est pas le moment de larmoyer.
Je rajuste les bretelles de mon soutien-gorge à la dentelle provocatrice, rabats une mèche de cheveux derrière mon oreille et tente d’effacer de mon visage les interrogations et les doutes qui me rongent jour après jour. Ici, il ne faut que paraître ; les clients se fichent bien que je n’aie pas le cœur à me trémousser devant eux. Ils paient pour mes services et moi, j’ai besoin de ça pour survivre. Deal. Je souligne mes lèvres d’un coup de rouge carmin et prolonge mon regard de mon mascara favori avant de passer le seuil. Aussitôt, la musique me prend aux tripes et vibre jusque dans mes os ; la lumière devient grisante, les spots flamboyants me font rapidement perdre mes repères. Il est aisé de se laisser aller, dans ce grand château d’eau reconverti en boîte de nuit ; le club porte bien son nom. Tout y est fait pour oublier la notion du temps et nous couper du monde extérieur. Pour certains, c’est une parenthèse à la grisaille, pour d’autres, le moyen d’échapper à leurs responsabilités. Alcool, drogue, sexe : les gens, ici, n’attendent que ça, ce sont même les seules raisons de leur venue. L’électro, les fumigènes et les spots scintillants transformeront l’Amnesia en un enfer souterrain jusqu’à cinq heures du matin. Il n’est que vingt-deux heures ; la nuit va être longue...
J’avance sur la piste, avec la sensation d’être une bête de foire que l’on dévisage. Même après toutes ces années, je ne m’habitue pas à ces regards avides de chair fraîche. Combien de temps pourrai-je encore supporter cette rengaine ? Bon, ce n’est pas le moment de se laisser distraire. À qui vais-je avoir affaire, ce soir ? J’avance lentement, à la recherche de ce fameux client, évitant soigneusement les gros lourdauds déjà bien défoncés qui tentent de m’attraper le bras. Pitié, pas de ça, aujourd’hui...
— Hé ma jolie, combien pour faire une gâterie à papa, hein, hein ?
— Trop cher pour toi, connard.
L’abruti rote et se détourne de moi avant même que ma réponse cinglante ne l’atteigne. D’ordinaire, on nous demande de rester polies et souriantes en toutes circonstances, mais ces gens-là dépassent les bornes. De toute façon, il n’en a rien à faire et ne se rappellera certainement pas notre échange dans cinq minutes. Ils sont des dizaines, comme lui, des parasites sans respect qui envahissent le club chaque soir. Ce ne sont pas forcément les plus dangereux, mais, chacun à leur manière, ils me dégoûtent toujours plus de l’espèce humaine. L’hésitation ralentit mes pas, je scrute la salle, mais les stroboscopes et la foule rendent la tâche ardue. Je ne peux empêcher mon cœur de battre plus nerveusement à mesure que j’avance. Ne pas savoir sur qui l’on va tomber ressemble à une loterie sordide qui se répète chaque soir : un paumé respectueux ou un camé en manque de sensations ? Un fils de bonne famille qui ne connaît rien de la vie ou un immonde pervers ? Faites vos jeux… Quant à moi, j’ai l’impression de me perdre chaque nuit un peu plus, de sacrifier une partie de mon âme à chaque client qui reluque ma chair. Je déteste être là, je hais cette vie, mais ai-je vraiment le choix ?
Le voilà. Sa silhouette immobile se détache de l’obscurité, sous l’un des escaliers. L’homme est avachi dans un fauteuil, le même qu’à son habitude, l’esprit ailleurs. À la vue de son physique élancé, mes épaules se détendent. Un sourire étire même le coin de mes lèvres : c’est mon régulier, l’un de ceux qui rallient l’Amnesia plusieurs fois par mois et qui me sont fidèles. Le boss n’apprécie pas trop ça, mais, « tant qu’ils paient », il se contente de fermer les yeux. Ce gars-là ne ressemble à aucun autre. Ses cheveux blonds en bataille retombent devant ses prunelles masquées par de vieilles lunettes de soleil desquelles il ne se sépare jamais, même si le club n’est qu’un puits de ténèbres enfoui dans les sous-sols de Newport. Qu’a-t-il tant à cacher pour empêcher quiconque de pénétrer son regard ? À vrai dire, je n’en ai que faire. Je ne connais pas son nom, et lui ignore le mien ; c’est ainsi que ça fonctionne, dans le monde de la nuit. Nous sommes deux anonymes liés furtivement par le destin dans un night-club miteux, avant que la vie reprenne son cours le lendemain matin. Qu’il soit un dangereux criminel, un homme d’affaires renommé ou un Exilé lambda ne changerait rien. Sa présence m’apaise et, dans l’agitation des Bas-fonds, c’est tout ce qui m’importe.
Je traverse la salle d’un pas assuré et le rejoins, courbant mes hanches à l’extrême devant lui. Comme à son habitude, il relève alors la tête, semble me dévorer du regard et décroise les jambes, m’invitant sans un mot à m’asseoir. Aussitôt, je m’installe lascivement sur ses genoux, les bras enroulés autour de son cou et cale ma tête sur son épaule. Un soupir de contentement m’échappe lorsque je ferme les yeux, appuyée contre son torse. Ce petit rituel n’est qu’une illusion, un jeu pour tromper les apparences et donner l’impression à mon patron que je bosse. Car cet homme paie systématiquement pour mes services, mais il ne va jamais plus loin. Il ne me demande rien.
Absolument rien.
Je crois qu’il recherche juste un peu de proximité : ne pas être seul, avoir la sensation de compter pour quelqu’un, de ne plus être un anonyme parmi la multitude, l’espace d’un instant. On en est tous là. Alors, nous passons parfois des heures ici, à l’abri dans l’ombre, sans un mot, sans un geste. Ne pas s’inquiéter de voir l’heure tourner est un privilège que je m’offre à ses côtés. Le monde pourrait bien s’écrouler, je ne m’en apercevrais même pas. J’apprécie ces moments, comme une bulle hors du tumulte ; son contact a quelque chose de rassurant, d’autant qu’il est bien le seul à ne pas s’intéresser à mes fesses. Grâce à lui, le temps s’arrête, je ne suis plus cette strip-teaseuse aguicheuse que tous les fêtards voient en moi. Au contraire, je redeviens une Newporter comme les autres, avec ses doutes et ses espoirs. Je me surprends parfois à ne plus songer à la solitude ni à l’abandon, lorsque je suis à ses côtés, même si je sais que ce n’est qu’un plaisir éphémère.
Cette nuit encore, nos esprits happés par le rythme lent et répétitif de la musique, nous nous lovons dans les bras l’un de l’autre. Ceux de mon partenaire d’un soir sont immenses, chauds et réconfortants ; je m’y réfugie plus profondément, le laissant emprisonner mes épaules de ses mains rugueuses. Les morceaux défilent, tous semblables, et forment un mantra pour mon esprit à la dérive. J’inspire à pleins poumons ; il empeste la cendre froide et son odeur se mêle à celle, suffocante, du club. Le divan, dissimulé sous l’une des nombreuses rampes d’accès, baigne dans l’obscurité. Tout est fait pour conserver l’anonymat des couples d’un soir. Je profite cependant de notre proximité pour détailler son visage : il a au moins une tête de plus que moi ; sa barbe naissante lui ajoute des années au compteur alors que l’on doit avoir à peu près le même âge. La vie ne l’a certainement pas épargné : je dénombre plusieurs cicatrices, discrètes mais pas totalement effacées, sur son cou et son visage, dont la plus récente tranche son arcade sourcilière gauche en deux. Je n’avais jamais pris le temps de l’observer vraiment, d’apprendre de ses maux ce que ses mots ne me révèlent pas. Lui aussi doit plier sous le poids d’un passé douloureux, mais qui, dans cette ville, peut se targuer de ne pas être brisé, même un peu ? Nous trainons tous nos fantômes et nos démons, certains se montrent juste plus pesants que d’autres. Cet homme n’est cependant pas d’ici, je le sais : ses traits et son léger accent le trahissent. Il a débarqué dans le coin il y a quelques mois et, dès qu’il se rend à l’Amnesia, il s’installe dans ce fauteuil sans un mot, attendant ma venue. C’est assez fréquent, en ce moment, d’ailleurs.
Machinalement, ses doigts glissent le long de mon avant-bras. Il caresse ma peau avec pudeur, comme entraîné malgré lui par les rythmes envoûtants de la musique sans vouloir pour autant m’offenser. C’est assez rare de sa part, mais je le laisse faire, m’autorisant un peu de félicité au milieu des ténèbres, jusqu’à ce qu’un pic de douleur me fasse sursauter. Aussitôt, je grimace et me recroqueville par réflexe, une main protégeant la plaie qu’il vient d’effleurer par mégarde. La blessure encore fraîche m’élance, me rappelant que je n’ai pas pris le temps de la soigner en arrivant au club. Il s’interrompt, tant navré que gêné, et je capte dans ses mouvements l’écho d’une souffrance ancienne, en sourdine. Mon repli soudain a certainement réveillé quelque chose en lui. Sans un mot, j’observe mon bras endolori, les lèvres pincées, peinée d’avoir mis fin à cet instant de plénitude. Au même moment, la musique s’arrête, renforçant d’autant plus le malaise entre nous.
— Que t’est-il arrivé ? se hasarde mon mystérieux inconnu en resserrant son étreinte réconfortante autour de ma taille, désireux de se faire pardonner.
Sa voix est rauque, usée par la cigarette ; elle me surprend à chaque fois par sa fausse dureté. Ce petit roulement des « r », si particulier, lorsqu’il s’exprime, me laisse à penser, sans trop savoir pourquoi, qu’il arrive tout droit d’Europe de l’Est. J’hésite à lui répondre, l’esprit troublé. Ce qu’il s’est passé… Rien de plus qu’une journée ordinaire à Newport, quand le chaos devient la norme. Mon regard se perd dans le vague lorsque ma plaie, d’une dizaine de centimètres environ, me replonge dans mes écrits inachevés : non, l’Uprising n’a rien changé à la violence des rues. On dirait, au contraire, que ce qui aurait dû être une libération a exacerbé la perfidie et l’animosité des Newporters, à croire que se battre est la seule chose qu’ils savent encore faire. En l’absence de Sullivan, les caïds des quartiers se sont sentis tout puissants et ont investi la ville, zone par zone, avant qu’un quelconque gouvernement légitime ait eu le temps de se former. Je l’avais prédit, des mois auparavant : comment aurait-il pu en être autrement alors que, depuis des années, la tyrannie et l’oppression étaient leurs seuls modèles ? De leur côté, les derniers partisans de l’ex-dirigeant sont devenus fous en l’absence de leur leader. Dès lors, tout est bon pour retrouver sa trace et reprendre leur place en haut de la hiérarchie, car, sans lui, ils ne sont plus que des mercenaires sans la moindre autorité. En fait, je crois même que la situation a empiré : Newport se meurt de l’intérieur, alors qu’elle avait toutes les cartes en main pour renaître de ses cendres. Le plus frustrant dans tout cela, outre le fait que personne n’ait saisi l’opportunité d’un avenir meilleur, c’est qu’au milieu de ce jeu de pouvoir, les gens honnêtes paient toujours les pots cassés. Moi y compris.
— Oh, rien de grave... je finis par souffler. Les Suiveurs me sont tombés dessus, encore une fois. Ils pensent que je détiens des réponses à leurs questions.
— Est-ce le cas ?
— Si seulement…
Persuadés que je sais où est parti Ienzo et que Sullivan est avec lui, ils essaient régulièrement de me coincer pour obtenir des informations que je suis incapable de leur fournir. C’est toujours la même rengaine… Souvent, ils me suivent à la sortie des Tunnels et attendent que je traverse une ruelle déserte pour m’interpeller. Ma réponse est pourtant la même en toutes circonstances : je ne sais pas où ils se cachent, et me harceler n’y changera rien. Si j’avais la moindre idée d’où était Ienzo, voilà bien longtemps que j’aurais mis les voiles pour le retrouver ! Mais ces derniers temps, les Suiveurs sont sur les nerfs, la faute certainement aux mois qui filent sans que personne n’ait pu les mettre sur la trace de leur chef. Ils étaient si sûrs que celui-ci reviendrait tel le messie, que d’imaginer qu’il les abandonne à leur sort les laisse quelque peu à cran. Alors, la violence est devenue la seule réponse à leur impuissance. Un couteau mal placé fait rapidement couler le sang et peut passer aux yeux des badauds pour une mauvaise coupure accidentelle. Ils essayaient de me faire peur tout en sauvant les apparences.
Mon compagnon reste silencieux, visiblement troublé. Sans doute ne comprend-il pas pourquoi cette ville demeure sens dessus dessous malgré le départ du tyran qui l’a mise à genoux. Peut-être est-ce différent, chez lui. Mais, dans ce cas, pourquoi avoir échoué ici ? Les minutes s’égrènent avec lenteur tandis que notre gêne mutuelle se dissipe enfin. J’étire mes muscles endoloris puis me laisse à nouveau griser par la ligne de basses du morceau en cours. Pour une fois, c’est une nouveauté, comme quoi, les groupes qui défilent sur cette scène minuscule sont encore capables de me surprendre. Un son cristallin, presque issu de temps anciens et révolus, se mêle aux rythmes électroniques dans un curieux mélange. Du coin de l’œil, j’observe les musiciens à l’œuvre sur l’estrade, juste à côté du bar. Même leur dégaine paraît décalée, au milieu de l’Amnesia. De toute façon, ici, rien ne semble à sa place.
— Pourquoi fais-tu ça ? reprend-il, finalement.
— Quoi donc ?
Il désigne le hall d’un mouvement circulaire de la tête comme si ce lieu, soudain, le débectait autant que moi. Au même moment, à quelques mètres de nous, l’une de mes consœurs grimpe sur une table, face à deux hommes en costume cravate — sans doute des politiciens véreux — et entreprend un effeuillage plutôt osé. Les billets s’entassent à ses pieds afin de poursuivre le spectacle jusqu’aux limites. Plus loin, une autre fille, vêtue d’une robe à la couleur et au décolleté provocateurs, se laisse offrir un verre qu’elle ne boira pas — c’est la règle —, bien heureuse de plumer un énième client.
— Tout ça. Te vendre au plus offrant, soir après soir, alors que, visiblement, tu détestes ça. L’Uprising aurait dû changer ta vie…
— On a tous besoin d’argent, même depuis cette soi-disant nouvelle ère. Elle ne m’a offert que ça. Ce n’est pas glorieux, mais c’est un boulot comme un autre.
— Pourquoi ne pas avoir quitté Newport, dans ce cas ? poursuit mon interlocuteur. Quelqu’un doit bien t’attendre quelque part…
— Je n’ai plus personne.
Je me ravise aussitôt, surprise par le ton froid et sec de ma réponse. Mon amertume s’est peut-être échappée un peu trop violemment, et lui n’y est pour rien. Néanmoins, c’est la vérité ; je suis seule au monde, enfermée dans cette prison géante avec mes regrets. Il ne semble pas se formaliser pour autant et enchaîne :
— Alors rien ne te retient par ici. Laisse Newport derrière toi. Recherche tes proches, ta famille.
Ma famille.
À ces mots, ma gorge se noue. Je songe à cette photo, prise sur les toits, il y a si longtemps maintenant ; celle d’Ensaï et Ienzo, mes lueurs dans les ténèbres : tous deux se sont envolés, comme le cliché. C’étaient eux, ma famille. Je pensais pouvoir lâcher prise, mais l’absence est un lourd fardeau à porter. Je n’ai jamais supporté leur départ et je crois que, dans un sens, je suis restée ici dans l’espoir qu’un jour, ils réapparaîtraient. Et puis, il y a ma mère, disparue, elle aussi, ne me laissant pour seul souvenir que son précieux Tarot, dont j’ai abandonné les cartes dans cet immeuble aujourd’hui en ruines. Peut-être qu’il en reste des miettes, quelque part au milieu des décombres, preuve que l’avenir peut se briser du jour au lendemain et que rien n’est scellé. Je ne sais même pas si ma mère est encore en vie. Rien ne m’indique le contraire, mais je n’ai trouvé aucune piste susceptible de me mettre sur la voie. Elle m’a juste quittée, comme ça, du jour au lendemain. Je dois porter la poisse pour que les gens que j’aime s’éloignent de moi, les uns après les autres.
Mon amant a raison : rien, à Newport, ne me retient plus depuis longtemps, mais je crois surtout que j’ai peur de ce que je pourrais trouver en prenant le large. Ici, ma petite vie, bien que morne, est finalement réglée comme du papier à musique... Je n’y pense pas, et les jours s’écoulent, les uns après les autres. Aussitôt, mes propres écrits éclatent dans ma tête :
« Parce que ça leur évitait de réfléchir à ce qu’auraient pu devenir leurs vies s’il en avait été autrement ».
Dans tes dents, ma vieille. Je réalise soudain que cette lettre n’était peut-être pas destinée à Ienzo, après tout. Et si c’était un message de mon inconscient, un cri de l’intérieur me mettant face à mes propres erreurs et à mes doutes, afin que je prenne enfin les rênes de ma vie ?
J’entends alors la strip-teaseuse s’indigner au bar et repousser violemment son client. Celui-ci s’est certainement montré trop entreprenant, entraîné par ses sourires aguicheurs. Mauvaise pioche. Le logo fluorescent du club éclaire le comptoir de ses couleurs acidulées et rougit leurs visages. Je ne peux m’empêcher de relire sans cesse les sept lettres surplombant ce couple improbable.
Amnesia.
Parfois, je me dis que ce serait une bonne solution. L’amnésie. J’aimerais me laisser aller à tout oublier : la rancœur, la tristesse, l’abandon, les regrets. Ne plus avoir de raison de s’enfoncer dans une spirale autodestructrice, ne plus songer à tout ce que j’ai perdu dans ces moments de doutes. Et puis, je me souviens d’Ensaï, privé de son histoire et de sa mémoire. Sa douleur me revient en pleine face et, à chaque fois, je me rappelle à quel point il était déboussolé, comme si une partie de lui-même lui avait été arrachée. J’en viens alors à me demander si l’oubli est réellement un cadeau ou une malédiction. À l’inverse, ma mère, elle, a toujours voulu tout contrôler. Hoshiko ne se contentait pas de ses souvenirs et de son passé, non, elle désirait aussi maîtriser son avenir. Au travers de ses cartes, le destin devenait quelque chose de prévisible, sans surprises. J’ai évolué au milieu de cet entre-deux, sans savoir quelle voie était la bonne pour moi. Et je l’ignore toujours.
— La liberté a un goût étrange, n’est-ce pas ? lâche l’homme blond, dans un demi-sourire.
Mince, est-ce que j’aurais pensé tout haut ? Comme un écho à mes réflexions et à ma stupéfaction, il poursuit :
— Cette ville n’est pas faite pour toi, et tu le sais. L’Amnesia, les Bas-fonds, les Suiveurs… Tout ça te tue à petit feu. Je suis certain que tu n’es pas aussi solitaire que tu le prétends.
— Comment peux-tu en être si sûr ? je rétorque, intriguée par son analyse. On se connaît à peine.
— Une intuition. On est jamais réellement seul.
— Et toi, que fais-tu ici ? je poursuis, sèchement.
Quelque chose, dans l’air, change soudain ; je ressens comme une brisure, une lézarde dans notre bulle atemporelle. Bien qu’à l’abri derrière ses indécrottables lunettes noires, le regard de mon compagnon paraît s’assombrir. Ses caresses se suspendent une fraction de seconde, il fait mine d’observer le plafond, le visage étonnamment fermé. Je crains d’avoir touché une corde sensible — c’est tout moi, plongeant les deux pieds dans le plat, comme à mon habitude. Pourquoi fallait-il que je me montre si indiscrète ? Je sais bien, pourtant, que les règles de l’Amnesia sont simples. Personne ici n’a envie qu’on lui envoie son passé en pleine face. S’il fait appel à mes services si souvent, c’est précisément pour oublier son histoire et ce qu’il est, peu importe ce dont il s’agit. Tandis que je m’apprête à lui présenter mes excuses, il finit par se confier, à ma grande surprise.
— J’ai… manqué une occasion, souffle-t-il. La personne à laquelle je tenais le plus est partie sans que je réagisse. Et maintenant, il n’y a plus rien que je puisse faire pour la ramener. Je croyais pouvoir tout oublier en venant ici, atténuer son absence…
Soupir.
— Mais rien, pas même l’Amnesia, ne peut effacer ce genre de douleur.
Il rentre la tête dans ses épaules, rongé par ses souvenirs. Je le pensais abîmé par la vie, mais pas marqué à ce point par la solitude. Je comprends mieux, maintenant, ses visites régulières ici, son besoin de contact malgré son air lointain. Nous avons ceci en commun : l’absence. Est-ce ce qui nous a mis sur le chemin l’un de l’autre, il y a des mois de cela ? Embarrassée, je lève les yeux et tente d’intercepter son regard afin de lui témoigner tout mon soutien silencieux. Comme une réponse à mes attentes, mon compagnon baisse la tête dans ma direction et ôte ses lunettes pour la première fois. Il plisse les paupières, gêné par les stroboscopes, remonte une mèche de ses cheveux dorés par-dessus son front et me sourit. Ses yeux sont noirs, deux puits sans fond rongés par l’obscurité. Il y brille cependant une douce lueur : celle, rassurante, que j’ai toujours décelé dans ses gestes également. Il plonge ses iris d’ébène dans les miennes. Je frémis aussitôt ; jamais personne, à part Ienzo, ne m’avait regardée ainsi.
— Ne fais pas la même erreur que moi, poursuit-il, l’air grave. Si quelqu’un, dans ta vie, mérite que tu te battes pour lui, alors ne réfléchis pas, fais-le. Tu dois bien avoir des parents éloignés, quelque part dans le pays, une famille oubliée capable de te remettre sur les rails. Ce n’est sans doute pas grand-chose, mais c’est un début.
De vieilles images refont lentement surface. Il y a bien cette tante, Tamrah, à laquelle je n’ai plus pensé depuis des années. Je ne sais même pas si elle se souvient encore de sa petite Sasha, haute comme trois pommes, qui grimpait sur ses genoux pour réclamer du chocolat lorsque sa sœur — Hoshiko — avait le dos tourné. Je me rappelle son drôle de caractère, de ses yeux parfois absents, comme si son esprit partait en balade ailleurs. Ici, mais jamais totalement là, encore plus hantée par les étoiles que ma mère. Les gens la croyaient folle. Moi, son âme à la dérive me faisait rêver, elle paraissait détenir toutes les clés de l’univers. Hoshiko et elle se sont brouillées voilà bien longtemps et la fermeture des frontières de Newport après le lock-out ne les a sans doute pas aidées à renouer le contact. Aux dernières nouvelles, elle résidait à Atlanta, mais cette époque me paraît si lointaine et révolue, maintenant… Beaucoup de choses ont pu changer, depuis. Pourtant, cette étincelle rallume aussitôt une flamme en moi. Peut-être qu’elle saura ce qu’il est arrivé à ma mère… À Ienzo...
— Tu as sans doute raison… je souffle, ébauchant déjà mille plans dans ma tête.
Partir à sa recherche ne me coûterait rien, si ce n’est d’abandonner le peu que je possède ici. Mon cœur s’agite, je sens la fébrilité, trop rare ces derniers temps, monter en moi. Aussitôt germée, l’idée s’enracine dans mon esprit telle une évidence. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? J’ai toujours voulu comprendre les raisons du départ de ma mère, je souhaitais des réponses à mes questions, à la disparition de mon ami, mais je ne suis jamais allée les chercher. Il suffit parfois d’un simple déclic pour vous remettre d’aplomb. Je ne sais si Tamrah sera en mesure de m’aider, mais ce n’est certainement pas en restant enfermée ici que les solutions viendront à moi. J’avais choisi la voie de la facilité, mais la perspective de prendre la route, de laisser mon passé derrière moi, dans les décombres, là où il aura tout le loisir de reposer, me séduit.
Mon précieux conseiller resserre son étreinte autour de ma taille, les yeux rivés sur une zone d’ombre, à l’autre bout de la salle. Aucun doute, la lumière l’incommode, elle se noie douloureusement dans ses pupilles de charbon. Pourtant, c’est de lui qu’émane la plus forte des lueurs. Cet homme irradie, tant de bonté que de tristesse. Il n’en a sans doute pas conscience, mais il incarne ce qui se rapproche le plus d’un ange gardien. Et il n’a rien à faire à Newport ; cette ville va délaver tout ce qu’il est, toute sa différence, s’il reste trop longtemps dans le coin. J’en suis la preuve vivante ; des années durant, j’ai sacrifié à cette cité bien plus que je n’aurais dû, pour, finalement, me rendre compte qu’elle m’avait tout pris : ma famille, ma vie et même mes rêves. Mais, grâce à cet homme sorti de nulle part, cette époque-là est désormais révolue. Il n’est jamais trop tard pour regarder le destin en face.
Je profite encore un instant de la chaleur de ses bras protecteurs. Notre rencontre nocturne sera sans doute la dernière. À cette pensée, mon cœur se serre. J’avais fini par prendre goût à ses visites, comme à celles d’un ami dont la présence nous apaise. Dans une autre vie, j’aurais aimé le connaître davantage, marcher à ses côtés et, peut-être un jour, rencontrer cette personne si chère à ses yeux… J’ai la certitude que nos chemins n’ont rien à faire ensemble. L’Amnesia était une parenthèse dans nos deux existences, et je n’y reviendrai sans doute jamais. Je pars ce soir pour Atlanta, c’est décidé. Quant à lui, Dieu seul sait où ses propres pas le guideront. Alors, il deviendra cet ange gardien, là, dans ma tête, une lumière dans mes ténèbres, pour m’y retrouver durant les jours de grisaille.
Un repère.
Tandis que je m’étire, prête à prendre congé, il fouille sa poche à la recherche de l’habituel billet qu’il me glisse pour clôturer nos entrevues. Je pose ma main sur la sienne, et le force à ranger son argent.
— Pas cette fois, je souffle, reconnaissante. À ta manière, tu m’as fait du bien, toi aussi. Nous sommes quittes.
Lentement, j’enserre son cou et dépose un baiser sur sa joue.
— Je ne sais pas comment te remercier.
— Je n’ai rien fait, rétorque-t-il d’une voix douce.
— Oh si, et bien plus que tu ne le penses.
Il acquiesce en silence. Voilà comment deux êtres brisés peuvent se réparer mutuellement. D’un signe du menton, il m’invite à prendre congé et couvre la pièce du regard, comme pour en imprimer mentalement tous les détails. Lui non plus n’y remettra plus jamais les pieds, c’est une certitude. Nous avons tous deux trouvé ici ce que nous étions venus chercher. Troublée, je me redresse et m’efforce de rejoindre la foule extatique avec l’étrange sensation d’avoir changé imperceptiblement, pleine d’un espoir dont j’ignorais l’existence. Recommencer une nouvelle vie, tourner la page sur toute cette misère et cette tristesse qui m’étouffe depuis trop longtemps.
Je vais retrouver ma mère. Je vais retrouver Ienzo. Où qu’ils soient, je les rejoindrai.
Mais une question me brûle toujours les lèvres, comme pour clore ce chapitre de ma vie. Alors, brisant toutes les règles du club, je me tourne à nouveau dans sa direction. Déjà, son esprit vagabonde ailleurs, happé par ses regrets. Il s’est assis en tailleur, les yeux fermés, une main sous son menton mal rasé.
— Je ne connais même pas ton nom, je murmure, hésitante.
— Est-ce si important ? réplique-t-il, en rouvrant les paupières.
— Pour moi, oui.
— C’est Malkan.
Malkan. Je n’oublierai jamais ce nom. Impossible. Nos regards se croisent, je demeure un instant accrochée à ses iris de charbon, imprimant une dernière fois ces yeux hors du commun dans ma mémoire. Je lui souhaite de tout cœur de trouver un jour en lui la force qu’il m’a lui-même insufflée, mais je n’ai nul doute qu’il y parviendra. Le temps est un allié précieux dès lors que l’on accepte de jouer selon ses règles. Il ravivera sa lumière, j’en suis certaine, et je n’ai pas besoin de Tarot pour le prédire. Un sourire étire mes lèvres tandis que je m’apprête à le quitter pour de bon.
— Malkan ?
— Oui ? répond-il, distraitement.
— Toi non plus, n’abandonne jamais.